17
Galatée

 

 

Pour une raison inexpliquée – et peut-être même inexplicable –, il m’arrive parfois de faire de George le dépositaire de mes sentiments les plus intimes. Dans la mesure où il est déjà pourvu d’une réserve de compassion, aussi immense que débordante, exclusivement réservée à son usage personnel, c’est rigoureusement sans objet, et pourtant il m’arrive de temps à autre de me laisser aller.

Il faut malgré tout que je dise que la chose ne se produit que lorsque mon fonds personnel d’apitoiement sur moi-même est à son plus haut ; c’est peut-être pour cela que je n’arrive pas à me retenir.

Nous avions fait ce jour-là un substantiel déjeuner au Peacock Alley et nous attendions notre quatre-quarts aux framboises lorsque je dis :

— J’en ai assez et plus qu’assez, George, que les critiques ne fassent aucun effort pour comprendre ce que j’essaye de faire. Je me fiche complètement de ce qu’ils feraient s’ils étaient à ma place. De toute façon, ils sont incapables de tenir un porte-plume. Sans ça, vous pensez bien qu’ils ne perdraient pas leur temps à critiquer les ouvrages des autres. Et même quand, par miracle, il y en a un qui se met tant bien que mal à écrire, c’est pour réserver sa causticité à répondre de façon circonstanciée à ses chefs. Sans parler de…

Mais les quatre-quarts aux framboises arrivèrent sur ces entrefaites, et George profita de l’occasion pour reprendre le crachoir, ce qu’il aurait fait de toute façon même si le dessert s’était fait un peu attendre.

— Ah, mon pauvre vieux, dit-il, quand apprendrez-vous enfin à accepter avec philosophie les vicissitudes de la vie ? Dites-vous bien que rien de tout cela n’a la moindre importance, vos misérables écrits n’ayant sur le monde qui nous entoure que l’influence négligeable d’ailleurs admirablement décrite par les critiques, lorsqu’ils prennent la peine d’en parler. Des pensées de cet ordre devraient grandement vous soulager et vous mettre à l’abri de l’ulcère de l’estomac. Vous pourriez en particulier veiller à éviter ce genre de discours larmoyants en ma présence, ce que vous feriez, au demeurant, si vous étiez doté de la sensibilité minimale requise pour comprendre que mon travail revêt une importance autrement considérable que le vôtre, et que les critiques qui me sont adressées sont, parfois, beaucoup plus destructives.

— Vous n’allez pas me dire que vous aussi vous écrivez ? demandai-je sardoniquement en enfournant une pelletée de gâteau.

— Non, répondit George en fourrageant dans le sien. J’ai réussi à me réserver jusqu’à présent pour des tâches d’une gravité infiniment supérieure ; je suis un bienfaiteur de l’humanité – un bienfaiteur méconnu, hélas…

J’aurais juré qu’un soupçon de larme humecta délicatement ses yeux.

— Je ne vois vraiment pas, dis-je gentiment, comment on pourrait porter sur vous un jugement si négatif qu’il puisse passer pour une sous-estimation.

— Cela vient de si bas, fit George, que cela ne m’atteint pas. Et je vous dirai que je pense à une femme d’une grande beauté, qui s’appelait Elderberry Muggs, pour ne pas la citer.

— Elderberry ? répétai-je, d’une voix où la stupeur se coupait, l’avouerai-je, d’un doigt d’incrédulité.

 

Elderberry, « baie de sureau », tel était en effet le prénom dont ses parents l’avaient affublée (c’est George qui parle), j’ignore encore pourquoi. On peut supposer que c’était en commémoration d’un moment d’abandon plus tendre sans doute que ne le comporte l’austère coutume de la période prénuptiale. C’est Elderberry elle-même qui évoqua la possibilité que ses parents se fussent trouvés sous l’influence du vin de sureau lorsqu’ils se livrèrent aux activités qui devaient lui donner le coup d’envoi dans la vie, et qu’elle n’eût peut-être pas connu le même départ sans cela.

Quoi qu’il en soit, c’est à moi que son père, qui était un de mes vieux amis, demanda, lorsqu’il s’agit de baptiser le prototype, d’être son parrain. Je ne pouvais pas lui refuser cela.

Un grand nombre de mes amis, impressionnés par ma noble attitude, mon tact exquis et ma conduite vertueuse, ne se sentent à leur aise dans une église que si je suis à leur côté, de sorte que je compte à mon palmarès un grand nombre de parrainages. Je prends naturellement toutes ces choses-là très au sérieux, et très à cœur les responsabilités de cette mission. C’est pourquoi je me sens obligé de rester aussi proche que possible de mes filleules lorsqu’elles grandissent, surtout quand elles deviennent d’une aussi extraordinaire beauté qu’Elderberry.

Elle devait avoir tout juste vingt ans à la mort de son père, qui lui laissa un patrimoine dont vous vous contenteriez, vous et moi. La fortune considérable dont elle avait hérité accrut encore, tout naturellement, ses charmes aux yeux du monde. Je suis, personnellement, à fond contre l’argent qui porte généralement les populations à toutes sortes d’excès sur ces matières triviales, mais je considérai comme de mon devoir de la préserver des chasseurs de fortune. À cette fin, je pris à tâche de cultiver sa société plus encore qu’à l’ordinaire, et dinai souvent chez elle. Après tout, elle aimait beaucoup son oncle George, comme aisément vous l’imaginez, et quant à moi, je ne saurais l’en blâmer.

Elderberry ne devait d’ailleurs pas avoir longtemps besoin du magot que son père lui avait légué, car elle ne tarda pas à se faire un nom dans la sculpture en produisant des œuvres d’une indiscutable valeur artistique ; elles atteignaient en effet des sommes invraisemblables sur le marché de l’art.

Je vous dirai que je ne comprenais pas très bien ses intentions ; je suis très sélectif dans mes choix artistiques, et il ne fallait pas me demander d’apprécier les choses qu’elle faisait pour complaire à cette portion de la multitude vulgaire qui pouvait se permettre de les payer des prix de ce genre.

Je me rappelle lui avoir demandé une fois ce que représentait l’une de ses sculptures.

— Comme vous voyez, avait-elle répondu, l’œuvre est intitulée Cigogne en vol.

— Oui, dis-je en étudiant l’objet qui était coulé dans un bronze de la meilleure farine. J’ai bien vu l’étiquette, mais où est la cigogne ?

— Là, avait-elle répondu en indiquant du doigt un petit cône de métal pointu sortant, telle la partie émergée de l’iceberg, d’un socle de bronze d’une forme indéfinissable.

Toute cette affaire m’inspirait la plus vive méfiance.

— C’est donc une cigogne ? demandai-je en la regardant d’un air soupçonneux.

— Évidemment, espèce de vieux tas d’andouille à vous tout seul, dit-elle car elle m’a toujours décerné toutes sortes de petits noms d’amitié. Et ça, c’est le bout du long bec de la cigogne.

— Mais… et ça suffit, Elderberry ?

— Absolument. Je n’essaye pas de représenter la cigogne proprement dite, mais la notion abstraite de cigognitude, et c’est exactement ce que cela évoque à l’esprit.

— C’est cela, c’est cela, oui… En effet, avais-je dit, quelque peu troublé. Puisque vous le dites. Mais il y a écrit sur l’étiquette que la cigogne est en vol. À quoi cela se voit-il ?

— Enfin, milluple crétin, s’était-elle exclamée, vous ne voyez pas ce socle de bronze d’une forme indéfinissable ?

— Si, dis-je. Je ne vois pas comment on pourrait le rater. Ce n’est pas du bronze pour rire, hein ?

— Bon. Alors, puisqu’il faut tout vous expliquer, vous m’accorderez que l’air – comme tous les gaz, d’ailleurs – n’a pas de forme propre. Eh bien, ce socle de bronze de forme indéfinissable est une représentation manifeste du concept d’atmosphère dans l’absolu. Et vous n’avez pas remarqué, sur le côté du socle, une fine ligne droite rigoureusement horizontale ?

— Oh si. Comme c’est clair, maintenant que vous me le dites.

— C’est l’abstraction du concept de vol dans l’atmosphère.

— Remarquable. Tout à fait remarquable. C’est une clarté lumineuse une fois qu’on le sait. Et vous pensez en tirer combien ?

— Oh, fit-elle en esquissant un geste désinvolte comme pour réaliser une abstraction de la vacuité du problème. Peut-être dix mille dollars. C’est tellement flagrant, cela s’impose si facilement à l’esprit que j’aurais honte d’en demander plus. Ça déménage beaucoup moins que ça.

Et elle m’indiqua un panneau mural composé de sacs à patates en toile de jute et de bouts de carton entourant un centre constitué d’un batteur à œufs cassé dont les pales étaient apparemment ornées de quelque chose qui ressemblait à de l’œuf coagulé. Je nantis la chose d’un regard respectueux.

— Ça n’a pas de prix, évidemment !

— C’est ce que je pense aussi, dit-elle. Ce n’est pas un batteur à œufs tout neuf, vous savez. Il a la patine de l’âge. Je l’ai tout de même trouvé dans une poubelle.

C’est alors, et pour une raison apparemment inexplicable, que sa lèvre inférieure se mit à frémir.

— Oh, oncle George ! dit-elle d’une voix tremblante.

Tous les sens en alerte, je pris sa solide main gauche aux robustes doigts d’artiste entre les deux miennes (il fallait bien cela), et l’étreignis fortement.

— Qu’y a-t-il, mon enfant ?

— Oh, George, reprit-elle. J’en ai tellement assez de passer mon temps à fabriquer ces minables abstractions et tout ça parce que ça correspond au goût du public. (Elle leva les yeux au ciel, plaça le dos de sa main droite devant son front et se cambra en arrière, dans un geste parfaitement naturel, pour dire d’un ton tragique :) Comme je voudrais pouvoir faire ce que j’ai envie de faire, ce que mon cœur d’artiste me commande de faire.

— Et que voudriez-vous faire, ma petite Elderberry ?

— Je voudrais tenter des expériences. Explorer de nouvelles directions. Je voudrais essayer ce qui n’a jamais été essayé, oser ce qui n’a jamais été osé, montrer l’invu, produire l’improduisible.

— Mais pourquoi ne vous lancez-vous pas, mon enfant ? Vous êtes assez riche assurément pour vous le permettre.

Tout à coup, un sourire illumina son visage qui se mit à rayonner de beauté.

— Oh, merci, oncle George. Merci d’avoir dit cela. En fait, il m’arrive de me laisser aller – de temps en temps. J’ai une chambre secrète, dans laquelle je place mes petites expériences, celles que seul un esprit éduqué aux vraies choses de l’art peut dignement apprécier, et que je ne peux montrer aux autres, car ce serait donner de la confiture à des cochons, ajouta-t-elle, car elle ne dédaignait pas de filer la métaphore à l’occasion.

— Puis-je les voir ?

— Évidemment, cher oncle. Après tout ce que vous avez fait pour encourager mes aspirations, comment pourrais-je vous refuser cela ?

Elle écarta un lourd rideau derrière lequel se trouvait une porte dérobée, presque invisible dans le mur. Elle appuya sur un bouton et l’huis pivota sur ses gonds grâce à un moteur électrique. Nous entrâmes, et comme la porte se refermait derrière nous, de puissantes lampes fluorescentes illuminèrent la pièce aveugle, l’éclairant a giorno.

Je me retrouvai tout soudain devant une cigogne criante de vérité : la bête était sculptée dans une pierre somptueuse. Il n’y manquait pas une plume, ses yeux étincelaient de vie, elle avait le bec un peu entrouvert, les ailes à demi étendues, et j’aurais juré qu’elle était prête à prendre son envol.

— Doux Jésus ! Elderberry, je n’ai jamais rien vu de pareil.

— Ça vous plaît ? J’appelle ça de l’Art Photographique. Il me semble que ce n’est pas dépourvu d’une certaine beauté intrinsèque. C’est rigoureusement expérimental, bien sûr. S’ils étaient au courant, les critiques et le public s’accorderaient à se gausser de moi ; ils ne comprendraient jamais ce que j’essaye de faire. Ils se contentent de glorifier les simples abstractions strictement limitées à la surface des choses, et que tout le monde peut comprendre. Rien à voir avec ceci, qui ne peut convenir qu’aux âmes subtiles et à ceux qui acceptent de laisser la compréhension se faire jour lentement en eux.

Par la suite, j’eus le privilège d’être admis de temps à autre à pénétrer dans la chambre secrète et à examiner les diverses tentatives artistiques qui naissaient sous ses doigts puissants et le ciseau qu’ils domptaient si remarquablement. Je tombai en admiration devant une tête de femme qui arborait une ressemblance troublante avec Elderberry.

— Je l’appelle Le Miroir, dit-elle, et la timidité lui mit des fossettes aux joues. Vous ne trouvez pas que c’est le reflet de mon âme ?

J’acquiesçai avec enthousiasme, et je crois que c’est ce qui l’amena finalement à lever le voile sur le plus intime de tous ses secrets. Je lui avais en effet demandé :

— Mais, Elderberry, comment se fait-il que vous n’ayez pas… (Je m’étais interrompu, puis renonçant aux euphémismes, j’avais ainsi complété ma question :) pas de petit ami ?

— Ah, les hommes ! répondit-elle, et ses grands yeux semblèrent hausser les épaules. Ils me tournent autour comme un essaim de phacochères en rut, mais je n’ai pour eux qu’un insondable mépris. Comment pourrait-il en être autrement ? Je suis une artiste. J’ai dans le cœur, dans l’âme et à l’esprit une image de la vraie beauté masculine que nulle chair irriguée de sang vermeil ne pourrait rendre, et seule cette beauté saura gagner mon cœur. Et d’ailleurs cette beauté, et nulle autre, a d’ores et déjà conquis mon cœur.

— D’ores et déjà conquis votre cœur, mon enfant ? demandai-je doucement. Vous l’avez donc rencontré(e) ?

— Oui, en effet… Mais venez, oncle George, je vais vous faire voir. Et nous serons deux, désormais, à partager mon grand secret.

Nous repassâmes dans la salle d’Art Photographique où un autre épais rideau s’écarta, révélant une alcôve que je n’avais jamais remarquée. Et dans cette alcôve se trouvait la statue d’un homme de six pieds de haut, rigoureusement nu, et qui était, pour autant que je puisse en juger, la perfection anatomique incarnée.

Elderberry appuya sur un bouton et la statue commença à tourner sur son piédestal, mettant en évidence la symétrie parfaite des courbes et les proportions idéales sous tous rapports.

— Mon chef-d’œuvre, souffla Elderberry.

Je ne suis pas personnellement un admirateur fanatique des charmes virils, mais je lisais dans le beau visage d’Elderberry une admiration aussi pantelante qu’éloquente : elle débordait d’amour et d’adoration.

— Vous l’aimez, dis-je, en me félicitant que l’élision du pronom personnel m’évite d’avoir à choisir entre le masculin et le féminin.

— Oh oui, fit-elle dans un chuchotement. Je mourrais pour lui. Tant qu’il sera là, tous les autres hommes me paraîtront difformes et haïssables. Je ne pourrais jamais me laisser toucher par un autre sans éprouver un profond dégoût. Je ne veux que lui et lui seul.

— Mais ma pauvre enfant, cette statue n’est pas vivante.

— Je sais. Oh, je le sais, dit-elle, d’une voix hachée par l’émotion. Mon pauvre cœur est brisé en mille morceaux. Que vais-je devenir ?

— Comme c’est triste ! murmurais-je. Ça me rappelle l’histoire de Pygmalion.

— Pique quoi ? demanda Elderberry, avec un étonnement qui montrait combien embryonnaire était son shawinisme.

Comme tous les artistes, cette âme élevée ignorait tout du monde cruel des simples mortels.

— Pygmalion. C’est de l’histoire ancienne. Pygmalion était sculpteur, exactement comme vous, à ceci près que c’était un homme. Et, tout comme vous, il avait sculpté une jolie statue, sauf que, par suite de préjugés typiquement masculins, c’était une femme, qu’il avait appelée Galatée. La statue était tellement belle que Pygmalion en était tombé amoureux. Vous voyez, c’est exactement comme vous, sauf que vous êtes une Galatée vivante et que la statue est un…

— Non, fit Elderberry sur le ton d’une serpe qui aurait coupé net la conversation. Ne me demandez pas de l’appeler Pygmalion. C’est un nom vulgaire et grossier. Non, pour lui, j’ai choisi quelque chose de poétique. Je l’appelle… (Et la passion illumina à nouveau son visage.) Je l’appelle… Hank. Il y a quelque chose de si doux, de si musical, dans ce nom, que j’ai l’impression qu’il s’adresse tout droit à mon âme. Mais qu’est-il arrivé à Pygmalion et Galatée ?

— Submergé par l’amour, dis-je, Pygmalion pria Aphrodite…

— Affreux qui ?

— A-phro-dite. La déesse grecque de l’amour. Il implora donc Aphrodite, et, touchée, celle-ci donna vie à la statue. Devenue une femme de chair et d’os, Galatée épousa Pygmalion, et ils vécurent éternellement heureux tous les deux.

— Moui, fit Elderberry. Je suppose que cette Aphrodite n’existe pas vraiment, n’est-ce pas ?

— Non, pas vraiment. Cela dit…

Mais je préférai en rester là ; je ne pensais pas qu’Elderberry verrait très bien ce que je voulais dire si je lui parlais d’Azazel, mon démon de deux centimètres de haut.

— Dommage, dit-elle. Je donnerais n’importe quoi pour que Hank s’anime et que le marbre froid et dur dont il est fait se change en chair tendre et moelleuse… Oh, oncle George, vous vous imaginez en train d’enlacer Hank, de l’embrasser, de sentir la douce chaleur de sa chair sous vos mains… Sa douceur…

Elle répétait ce mot comme en proie à une étourdissante extase à laquelle elle se livrait sans retenue.

— Eh bien ma chère Elderberry, pour être tout à fait franc, je ne m’y vois pas très bien moi-même, mais je crois comprendre que vous trouveriez cela personnellement délectable. Maintenant, ma chère, vous disiez que vous donneriez n’importe quoi à celui qui métamorphoserait le marbre froid et dur en chair chaude et tendre, je crois. Vous aviez, euh, quelque chose de précis en tête… ?

— Oh oui ! Je lui donnerais un million de dollars ! L’évocation de ce montant m’arracha, comme à tout un chacun, une respectueuse minute de silence.

— Vous disposeriez donc d’un million de dollars, Elderberry ? demandai-je poliment, ensuite.

— J’ai deux millions de jolis dollars, oncle George, dit-elle de la façon simple et directe qui lui était coutumière. Et je ne verrais aucun inconvénient à ce que la moitié change de mains. Hank vaut bien ça. Sans compter que je n’aurais aucun mal à reconstituer mon petit capital en élaborant de nouvelles abstractions pour le peuple.

— Vous en seriez bien capable, marmonnai-je. Eh bien, ne vous laissez pas abattre, Elderberry, et nous allons voir ce que votre oncle George peut faire pour vous.

C’était de toute évidence un problème pour Azazel, aussi convoquai-je mon petit ami. C’est une sorte d’entité extrêmement spéciale, qui se trouve ressembler à une version de deux centimètres de haut d’un diable au grand complet, avec de petites cornes de rien du tout et une ridicule queue terminée en pointe de flèche, qu’il ne cesse de tortiller en tous sens.

J’oubliais : il a un caractère proprement infernal, aussi. Il arriva donc d’une humeur à peu près massacrante, comme d’habitude, et tint absolument à me faire perdre mon temps en établissant la nomenclature des raisons (fort fastidieuses au demeurant) pour lesquelles il était de mauvais poil. Il avait apparemment commis un acte de nature artistique – selon les critères de son grotesque monde, du moins – et les critiques ne l’avaient pas raté. Il faut croire que cette engeance est la même d’un bout à l’autre de l’univers : détestable et turpitude, dans son ensemble et sans souffrir d’exception.

Cela dit, à mon avis, vous devriez vous réjouir que les critiques qui hantent la Terre aient conservé un reliquat de décence. À en croire Azazel (et, pour une fois, je n’eus aucun mal à le croire), la façon dont les critiques l’avaient malmené passait de plusieurs années-lumière tout ce que l’on a jamais pu dire de votre bafouilleuse littérature. Les adjectifs les plus anodins relevaient de la correctionnelle, ou à tout le moins du chat à neuf queues. Passons. C’est la similitude de vos lamentations qui m’a remis cet épisode en mémoire.

Je parvins, non sans difficultés, à couper court à ses vitupérations le temps de présenter ma requête : serait-il assez bon pour donner vie à une statue ? Il émit en réponse un couinement qui me vrilla les trompes d’Eustache.

— Conférer à un matériau à base de silice une vie qui n’appartient qu’aux composés de carbone, d’hydrogène et d’oxygène ? Pourquoi ne me demandes-tu pas plutôt de te fabriquer une planète d’excréments où tu pourrais couler des jours heureux ? Comment veux-tu que je change la pierre en chair ?

— Tu trouveras sûrement un moyen, ô Céleste Puissance, fis-je d’une voix melliflue. Considère : si tu parviens à mener cette énorme tâche à bien, tu pourras en parler dans les journaux de ton monde et les critiques passeront pour tout un tas de putois fétides, non ?

— Tes putois fétides semblent, à côté de ces êtres sadiques et pervers, des créatures séraphiques, reprit Azazel. Être mué en putois fétides constituerait pour eux un immense honneur et une plus grande volupté encore. Ce serait beaucoup trop gratifiant. Je préfèrerais qu’ils se sentent comme autant de farfelanimors.

— C’est exactement l’impression qu’ils auront. Tu n’as qu’à changer le froid en chaud et le dur en mou. N’oublie pas le mou, surtout : je crois qu’une certaine jeune femme dont je pense le plus grand bien souhaiterait étreindre la statue en question et sentir sous ses doigts le contact d’une chair douce et tendre. Ça ne devrait pas te poser trop de problèmes. Cette statue est une parfaite reproduction d’être humain ; tu n’as qu’à la bourrer de muscles, de vaisseaux sanguins, d’organes, de nerfs et de trucs comme ça, emballer le tout avec de la peau, et le tour est joué.

— La bourrer de trucs comme ça, hein ? Et c’est tout ?

— Réfléchis : les critiques auront l’impression d’être de vrais farfelanimors.

— Oui. Évidemment. Il y a ça. Tu sais ce que ça sent, un farfelanimor ?

— Non, et surtout ne me le dis pas. D’ailleurs, tu pourrais me prendre comme modèle.

— Modèle, schmodel, pesta-t-il. (Je me demande où il va chercher ses expressions.) Tu sais à quel point le cerveau humain, même le plus rudimentaire, peut-être tarabiscoté ?

— Bof, fis-je, là, tu peux y allez à l’économie d’énergie. Elderberry est une grande fille toute simple, et ce qu’elle attend de la statue n’implique pas très fortement le cerveau, je crois.

— Il faudra que tu me montres la statue et que je réfléchisse à la question, dit-il.

— Je n’y manquerai pas. Mais n’oublie pas : débrouille-toi pour que la statue prenne vie sous nos yeux, et arrange-toi pour qu’elle soit terriblement amoureuse d’Elderberry.

— C’est ce qu’il y a de plus facile, l’amour. C’est juste une question de dosage d’hormones.

Le lendemain, je réussis à me faire inviter par Elderberry à revoir la statue Azazel était dans la poche de ma chemise, et il regardait au-dehors en émettant de petits vrombissements stridents. Par bonheur, Elderberry n’avait d’yeux que pour la statue et n’aurait rien remarqué quand bien même vingt démons grandeur nature se seraient matérialisés à ses côtés.

— Alors ? demandai-je par la suite à Azazel.

— Je vais toujours essayer, dit-il. Je le garnirai d’organes inspirés des tiens. J’imagine qu’on peut te considérer comme un banal représentant de ton espèce immonde et inférieure ?

— Banal, sûrement pas, me piquai-je. Je suis un spécimen exceptionnel.

— Eh bien, ça sera d’autant mieux. Elle l’aura, sa statue entièrement enrobée de chair tendre, chaude et palpitante.

Mais il lui faudra attendre demain midi. Douze heures, heure locale. Je ne peux pas aller plus vite.

— Je comprends. Nous attendrons. Surtout elle. Le lendemain matin, j’appelai Elderberry.

— Elderberry, ma chère petite, j’ai parlé à Aphrodite.

— Oncle George ! fit-elle, d’une voix étouffé par l’excitation. Vous voulez dire qu’elle existe bel et bien.

— C’est une façon de parler, ma chère enfant. L’homme de votre vie prendra la sienne aujourd’hui, à midi, devant vos yeux émerveillés.

— Oh nooon… dit-elle faiblement. Vous ne me racontez pas d’histoires, au moins, tonton ?

— Je ne raconte jamais d’histoires, répondis-je.

Ce qui est l’expression même de la vérité. J’admets toutefois que j’étais un tantinet nerveux, car je m’en remettais entièrement à Azazel. Mais après tout, il ne m’avait jamais abusé.

À midi, nous étions tous deux une fois de plus réunis devant l’alcôve et nous contemplions la statue qui braquait son regard de pierre droit dans le vide.

— Votre montre n’avancerait-elle pas, ma chère ? demandai-je à Elderberry.

— Oh non. Je la mets à l’heure sur l’Observatoire. Plus qu’une minute d’attente, et…

— Il se pourrait que la métamorphose se produise avec une ou deux minutes de retard, bien sûr. Ces choses-là ne se programment pas comme cela.

— Ce n’est pas la peine d’être une déesse si c’est pour être tout le temps en retard, fit Elderberry. Elle pourrait tout de même faire l’effort d’être à l’heure, non ?

C’est ce que j’appelle une foi aveugle, ou je ne m’y connais pas. Mais il faut croire qu’elle était bien placée, car, au deuxième coup de midi, la statue sembla parcourue d’un frémissement. Tout doucement, sa couleur passa du blanc du marbre inerte au rose chaud de la chair. Lentement, sa silhouette s’anima ; ses bras s’abaissèrent sur ses côtés, ses yeux prirent un éclat vif et brillant, la toison qui ornait sa tête se teinta d’un brun clair, et il en apparut à tous les endroits appropriés de son individu. Puis sa tête s’inclina et il abaissa son regard sur Elderberry qui respirait spasmodiquement.

Lentement et non sans raideur, il descendit de son piédestal et marcha vers Elderberry, les bras tendus.

— Moi Hank, toi Elderberry, dit-il.

— Oh Hank ! fit Elderberry en fondant dans ses bras.

Pendant un long moment ils restèrent figés dans leur étreinte, puis elle jeta sur moi, par-dessus son épaule, un coup d’œil où brillait l’extase, et dit :

— Nous passerons quelques jours à la maison, Hank et moi, en une sorte de lune de miel, oncle George, je viendrai te voir.

Elle assortit cette déclaration d’un frottement significatif du pouce et de l’index (je ne sais pas si vous voyez ce que je veux dire). À ces mots – à ce geste, aussi mes yeux se mirent à leur tour à refléter toutes sortes de voluptés, et je quittai la maison sur la pointe des pieds. Franchement, je trouvais plutôt incongru qu’une jeune femme tout habillée se laisse aussi chaleureusement enlacer par un jeune homme tout nu, mais je pensais pouvoir compter sur Elderberry pour y remédier immédiatement après mon départ.

J’attendis dix jours qu’Elderberry m’appelle, mais comme sœur Anne, je ne voyais rien venir. Je n’étais pas tellement surpris, au fond, car j’imaginais qu’elle était très prise. Tout de même, au bout de dix jours, j’estimai qu’il ne serait pas déraisonnable qu’elle prenne un peu le temps de souffler, et commençai en outre à penser que, si elle connaissait désormais l’exaltation suprême, c’était bien grâce à mes efforts – je ne parle pas de l’intervention d’Azazel – et qu’il n’était que normal que je parvienne moi aussi à la béatitude.

Je me rendis au séjour du bienheureux couple et sonnai. La réponse se fit longuement attendre. Je commençai à évoquer des images détestables de jeunes gens morts dans la fleur de l’âge d’une extase mutuelle lorsque la porte s’entrouvrit finalement en grinçant sur ses gonds d’effroyable façon.

C’était Elderberry, l’air parfaitement normal, si tant est que l’on puisse considérer comme normal chez une jeune femme l’air d’un chat accroché dans les rideaux et qui se laisse lentement descendre.

— Ah, c’est vous, dit-elle d’un ton quelque peu discourtois.

— Euh, oui, dis-je. Je craignais que vous n’ayez quitté la ville pour prolonger un peu votre lune de miel.

Je jugeai plus diplomatique de passer sous silence l’éventualité d’une lune de miel ayant entraîné une mort mutuelle.

— Et, dit-elle, qu’est-ce que vous voulez ?

Ce qui ne me parut pas d’une mansuétude désordonnée. J’aurais compris qu’elle n’apprécie pas d’être interrompue dans sa besogne, mais au bout de dix jours, une petite pause ne pouvait sûrement pas être confondue avec la fin du monde.

— Il y a, dis-je, cette petite question du million de dollars, ma chère enfant.

Je poussai la porte et entrai.

Elle me jeta un regard polaire, nonobstant la flambée furibarde qui illumina sa face, et voici ce que j’entendis proférer d’un ton qui excluait à peu près toute idée de capital disponible :

— Ce que tu vas récolter, c’est des clopinettes, mon pote, oui !

Je n’ai jamais vu de « clopinettes » de ma vie, mais je supputai instantanément que ça faisait beaucoup moins qu’un million de dollars.

— Mais enfin ? demandai-je, stupéfait et plus qu’un peu blessé. Qu’est-ce qui ne va pas ?

— Ce qui ne va pas ? répéta-t-elle. Ce qui ne va pas ? Je vais vous le dire, moi, ce qui ne va pas ! Lorsque j’ai dit que je voulais que Hank soit doux et moelleux, je ne voulais pas dire partout, et tout le temps.

Elle me repoussa au-dehors de toute la force de ses mains habituées à manier des blocs de marbre, et claqua la porte derrière moi. Puis, comme je restais planté là, perdu dans mes conjonctures, elle rouvrit la porte et se mit à hurler comme toute une ralinguée de putois.

— Et ne vous avisez pas de revenir ; ou je demande à Hank de vous massacrer intégralement. Il est fort comme un bœuf à tous les autres points de vue.

Je n’avais pas le choix ; je tirai donc ma révérence. Maintenant, comme critique de mes efforts artistiques, ça se pose un peu là, non ? Alors ne venez pas me savonner le beignet avec vos petits problèmes.

 

George secouait la tête d’un air si abattu que le pauvre hère me toucha sincèrement.

— George, compatis-je, je sais que vous en voulez à Azazel, mais on ne peut vraiment pas dire que ce soit la faute de ce petit bougre. Vous aviez bien insisté sur l’importance de la disons… mollesse.

— Elle aussi, répondit George avec indignation.

— Oui, mais vous avez dit à Azazel de vous prendre pour modèle lors de la conception de la statue. C’est probablement ce qui explique son, euh, incapacité…

George leva une main dans un geste péremptoire.

— Ça, me lança-t-il, ça me fait encore plus mal que la perte de l’argent que j’avais gagné. Je vous ferai savoir que, bien que n’étant plus extraordinairement jeune…

— Mais oui, mais oui, George, je vous présente mes excuses. Tenez, je crois que je vous dois dix dollars.

Allons, dix dollars, c’est toujours dix dollars, et à mon vif soulagement, George prit le billet et nous le revîmes sourire.